top of page

Desterritorialización del paisaje glaciar (2015-2016)

Texte: Benoit Antille

 

Invité en Suisse dans le cadre du programme SMART de la Fondation pour le Développement Durable des Régions de Montagne (FDDRM), le photographe et philosophe péruvien Alejandro León Cannock séjourna durant trois mois en Valais, à la résidence d’artistes du château Mercier « Villa Ruffieux », à Sierre.

 

 

En novembre 2015, dans ce cadre là, il donna une conférence à des étudiants de la filière en Travail Social de la HES-SO Valais. L’artiste commença par présenter son parcours et s’attacha ensuite à montrer les réalités sociales et territoriales cachées derrière les représentations d’un « Pérou » fictif, élaborées et diffusées par l’Etat à des fins promotionnelles. Après avoir affirmé que toute chose est d’une manière ou d’une autre politique et que ce qu’il faut entendre par territoire n’a rien à voir avec l’idée de « Nation », mais tient plutôt dans la relation qu’une population entretient avec sa terre, il concentra sa démonstration sur la corrélation entre le très haut taux de pauvreté et les problèmes d’éducation au Pérou d’un côté et, le développement endémique et sauvage des exploitations minières, de l’autre.  

 

Or, le lien entre une population et son territoire était la piste de travail envisagée par Alejandro León Cannock lorsqu’il déposa sa candidature pour la résidence de SMART en 2015. Son projet était alors de dépeindre une sorte de paysage du Valais à travers une série de diptyques photographiques comportant un portrait de valaisan(ne) et une image liée à son cadre de vie. Une fois sur place, cette idée céda le pas à un autre projet. Le travail de SMART et de la FDDRM se focalisant sur des enjeux liés à l’environnement et au développement durable, Alejandro Cannock réorienta sa recherche dans cette direction. Ses visites du Valais l’amenèrent à se pencher sur les questions de la fonte des glaciers et de la gestion de l’eau. Alejandro visita les glaciers du Rhône, de Moiry, du Trient, de Ferpècle et de Mont Miné. Il parcourut plusieurs bisses pour prendre la mesure de ce réseau de distribution propre au Valais.

 

 

Il faut dire que la marche n’est pas étrangère à cet artiste qui a pour habitude de pratiquer la « flânerie » ou la « dérive » comme modalité de travail, dans le sens que leur ont donné les Situationnistes. Au cours d’un voyage à Barcelone, il avait par exemple réalisé un travail sur ce mode-là. Mais, la surprise étant un des principes même de la dérive, en Valais, le processus a été différent et l’artiste s’est retrouvé dans le rôle d’un chercheur ou d’un scientifique, dont l’objet de son questionnement était prédéfini.

 

 

Une autre différence par rapport à ses travaux antérieurs réside dans les thématiques abordées par l’artiste. Les projets qu’Alejandro León Cannock réalise au Pérou abordent essentiellement des aspects historiques, sociaux et politiques. Des travaux comme Memoria de cemento (Mémoire de ciment) ou La fotografía como gesto improductivo (La photographie comme geste improductif), montrent en effet comment des éléments de la mémoire collective ou de la vie des péruviens ont été volontairement retranchés ou manipulés par le pouvoir. Avant de venir en Suisse, les problématiques liées au développement durable n’avaient jamais été traités comme telles. Si Alejandro León Cannock s’était intéressé aux désastres écologiques liés aux exploitations minières dans son pays, c’était surtout pour leur impact désastreux sur la société péruvienne. Dans le cadre de la résidence du programme SMART, il s’est donc retrouvé à plus d’un  titre dans des situations nouvelles. Ceci d’autant plus que, par rapport à ses propres références, les enjeux liés au contexte suisse en général et valaisan en particulier lui semblèrent bien différents, en termes d’urgence et de gravité.

 

 

Pour traiter de la gestion de l’eau, Alejandro León Cannock revint à son idée initiale. Il demanda à rencontrer des responsables de l’entretien des bisses et les photographia. Les séries Bisses et Les gardiens des bisses composent quatre diptyques présentant des visages cadrés serrés, accompagnés à chaque fois d’une image du bisse dont ces personnes ont la charge. Typologiquement, ces images s’inscrivent dans les genres classiques du portrait et du paysage. Ici, comme avec certains peintres de l’Ecole de Savièse (on pense notamment à Ernest Bieler), la mise en scène des visages donne l’impression que l’artiste établit un lien entre les caractéristiques physiques de ses sujets (visages burinés, regards profonds) et leur milieu.

 

 

Si, pour Alejandro León Cannock, le réseau des bisses représente la « vie » - l’eau canalisée était en effet destinée à l’agriculture de montagne – il associe la série sur la fonte des glaciers à la « mort », créant ainsi une opposition dialectique entre ces deux travaux.

 

 

Dans une conversation avec l’artiste, celui-ci relevait le fait que de nombreux photographes péruviens excellent dans la documentation du paysage et des désastres écologiques qu’il subit. Tout en insistant sur le fait que la nature de son travail est différente, c’est cependant par une approche de ce type-là qu’il commença par aborder son deuxième sujet. Alejandro León Cannock réalisa une série d’images intitulées Paisaje escultórico (Paysage sculptural) se focalisant sur la limite du glacier, là où la langue de glace s’arrête.

 

 

En même temps qu’il prenait ces clichés, l’artiste collecta quelques pierres sur les sites documentés et les emporta avec lui. Ces « artefacts » laissés par l’érosion des glaciers lui servirent à pousser plus loin sa démarche qui s’achemina de plus en plus vers un exercice de « déterritorialisation ». Si le fait même de déplacer ces échantillons de leur site d’origine vers son atelier représente une première étape, il faut revenir sur le parcours de l’artiste pour comprendre la suite.

 

 

Alejandro León Cannock penchait d’abord pour la littérature mais choisit finalement la philosophie. Durant une dizaine d’années, il étudia puis enseigna cette branche, ses sujets de prédilection portant sur Gilles Deleuze et sur une esthétique de l’existence, comme il dit, interrogeant des notions telles que l’identité, l’histoire et le territoire. En 2009 cependant, désireux de s’éloigner du monde académique et d’une discipline portée sur le discours, il glissa vers une carrière artistique. Il suffit qu’un ami artiste l’associa à une résidence en Chine pour que, dès son retour, il s’inscrivit au Centro de la Imagen de Lima pour y étudier la photographie.

 

 

Dès lors, ces deux facettes – l’art et la philosophie – cohabitèrent chez Alejandro León Cannock tout en s’influençant mutuellement. Inspiré à la fois par la pensée poststructuraliste des intellectuels de la French Theory et par les théories sur l’image, il s’intéressa de plus en plus à la manière dont les images sont construites et à ce qu’elles peuvent cacher, en matière de propagande et de constructions culturelles. Très naturellement, Alejandro Cannock s’« amusa » à contextualiser de différentes manières les échantillons de pierre récoltées sur les glaciers.

 

 

L’artiste commença par réaliser des photos sur fond blanc, les pierres étant posées sur des plaques de verres. Cette série qui donne l’impression d’avoir été réalisée en laboratoire, s’inscrit dans un registre scientifique, évoquant un processus de recherche.

 

 

Pour une autre série intitulée Deconstrucción del paisaje (Déconstruction du paysage), l’artiste photographia les pierres sur des fonds composés à chaque fois de deux couleurs primaires. Complètement « déterritorialisées » par rapport à leur contexte initial, les pierres ainsi photographiées se retrouvent dans des compositions géométriques qui renvoient au registre de l’art : les oppositions de couleurs complémentaires peuvent évoquer la théorie des couleurs qui influença les peintres depuis le XIXème siècle ; quant aux compositions, elles évoquent l’histoire de la peinture abstraite. Comme l’artiste le dit lui-même, avec cette série, il s’est fait plaisir. Rompant complètement avec son penchant pour le contrôle et une approche méthodique héritée de son apprentissage de la philosophie, il a laissé libre cours à son instinct.

 

 

Si le medium principal d’Alejandro León Cannock est la photographie, il s’était déjà aventuré auparavant vers d’autres approches, comme l’installation. Dans le cadre de l’exposition réalisée à MAXXX, il en présente ainsi deux : la première, Piedras (Pierres), est réalisée avec les pierres récoltées sur les glaciers ; quant à la seconde, Bloque de hielo (Bloce de glace), il s’agit, comme son nom l’indique, d’un bloc de glace qui finira par révéler une autre pierre au public, dans un processus de fonte. L’artiste présente en outre un film dont le principal élément est sonore. Il a capturé le son de la fonte des glaciers…      

 

A travers ces différents travaux, Alejandro León Cannock attire donc notre attention sur les problèmes environnementaux qui touchent le Valais. Mais, comme à son habitude, il nous rappelle aussi que toute image est une construction, culturelle, politique ou sociale, qui peut être interprétée de différentes manières. Les pierres récoltées sur les glaciers lui servent à questionner différents régimes d’images – documentaire, scientifique et artistique – tout en élaborant un discours sur le Valais et son expérience dans ce Canton.

 

 

Arrivés à l’ultime phase de son processus, quand les pierres se retrouvent – dans un geste à la fois humoristique et critique – mises en valeur dans un carcan esthétique complètement détaché des réalités de ce monde, on en vient presque à se demander si la « déterritorialisation » d’Alejandro León Cannock ne conclut pas à une forme de « décalage ». Ce qui nous ramène à la conférence qu’il avait donnée en novembre aux étudiants de la HES-SO. En effet, lorsque l’un d’eux lui demanda quelles étaient les problématiques les plus frappantes ou les plus urgentes qu’il avait observées lors de son séjour en Valais, l’artiste péruvien répondu par un silence éloquent… Dans la mesure où la résidence à laquelle il a participé à Sierre l’incitait à « comparer » les réalités propres à ces deux régions de montagne, la Suisse et le Pérou, il faut savoir entendre ce silence.

 

 

 

 

                                                                                            

 

 

 

bottom of page